La Foire du Loc ( Pierre-Jakez Hélias, « Le Cheval d’orgueil », Éd. Plon, Paris 1975, p. 175)

1 octobre 2022

LA FOIRE DU LOC (Pierre-Jakez Hélias, « Le Cheval d’orgueil », Éd. Plon, Paris 1975, p. 175)

Or, avant que ne commence la saison des pardons, j’entends évoquer, tous les ans, une chapelle fantôme qui est celle du Loc.

Le loc est dans les terres de notre paroisse, vers le nord-est. Il n’en reste rien. Là se pressaient autrefois nos ancêtres pour le premier pardon, pour la première foire après les peines de l’hiver.

On y tenait un marché aux bestiaux autour de la chapelle, on y dressait des tentes pour apaiser la faim et la soif, on y étalait des « douceurs » à vendre sur des charrettes à bras.

Il y avait aussi des concours de luttes entre les jeunes gens, une lutte si dure que le sang finissait par couler sur les fleurs jaunes qui couvraient les talus, étendaient sur le placitre de la chapelle le plus somptueux tapis de Fête-Dieu.

Des fleurs que l’on appelle en français primevères. Chaque femme, chaque enfant cueillait d’énormes bouquets qui seraient bénis pendant la messe et ramenés à la maison où ils se faneraient doucement au cours de la semaine suivante.

Il y avait défense de les manger. Quand le pardon-foire du Loc prenait fin, les chemins creux voyaient le retour des hommes tout sanglants, savourant le triomphe ou ruminant la défaite, entourés de leur famille qui portaient les fleurs jaunes à brassées.

Toute la douceur et la violence du printemps à la fois. Pour nous, les primevères n’ont pas d’autre nom que celui de « bouquets de la foire de Loc ». On dit que le pardon fut supprimé à cause des ivrogneries et des batailles rangées.

La chapelle, dès lors, connut le délaissement. Elle tomba en ruines et finit par servir de carrière de pierres ainsi que le grand chemin ferré qui y menait, un ouvrage des Romains peut-être, une chaussée de géants, dit grand-père qui en a vu les restes.

Les dernières pierres ont été transportées dans l’enclos de la chapelle de Penhors.

Il n’en restait que la valeur de deux charretées. On ne connaît même plus le nom du saint patron.

Grand-père dit encore qu’il y a, vaguant à travers les prés heureux du paradis, un vieux saint breton au sourire mélancolique à qui saint Pierre lui-même ne saurait donner un nom sans regarder dans son livre.

Mes livres à moi m’apprendront qu’il n’était autre que le grand saint Guénolé lui-même.

J’aurais préféré l’ignorer. Il m’est arrivé de vadrouiller, avec les autres enfants, dans les parages de la chapelle fantôme. À cause des primevères. En quête aussi d’une pierre parmi celles que les ronces achevaient d’enterrer.

La plus large, la plus grande. Cette pierre porte l’empreinte d’un pied de cheval.

Le cheval du roi Gradlon quand il put s’évader en terre ferme, après la submersion de la ville d’Is, grâce à la protection de saint Guénolé précisément.

C’est sans doute à cause de cet événement que la chapelle fut bâtie. La pierre, nous finissons toujours par la trouver.

Elle y est encore. La fontaine aussi, où les lutteurs de la foire lavaient leurs plaies.

Notre-Dame de Penhors a donc recueilli ce qui restait de la chapelle du Loc, sanctuaire de Guénolé, son cousin à la mode Bretagne. Elle peut le faire. Sa chapelle devant la mer n’est pas près d’être désertée.